CHAPITRE CINQ
« Alex, mon chéri, dit-elle en lui offrant ses deux mains, M. Ramsey était un bon ami de père. Il a parfaitement sa place dans cette maison.
— Mais vous êtes seule…» Il jeta un regard désapprobateur sur son peignoir blanc.
« Alex, je suis une jeune femme moderne. Ne me posez pas de questions ! Maintenant vous allez vous en aller et me laisser m’occuper de mon invité. Dans quelques jours, nous déjeunerons ensemble et je vous expliquerai tout…
— Julie, quelques jours ! »
Elle l’embrassa rapidement sur les lèvres et le poussa vers la porte d’entrée. Il lança un ultime regard en direction du jardin d’hiver.
« Partez, Alex. Cet homme vient d’Égypte, je me dois de lui montrer Londres. Je suis pressée. Je vous en prie, mon chéri, faites ce que je vous dis. »
Alex était trop bien éduqué pour élever de nouvelles protestations. Il lui adressa un regard plein d’innocence et dit d’une voix douce qu’il l’appellerait au téléphone le soir même.
« Vous êtes adorable », dit-elle.
Elle lui envoya un baiser du bout des doigts et referma la porte. Elle demeura un instant appuyée au mur et contempla les portes de verre. Elle vit Rita passer à toute allure. Elle entendit des bruits de vaisselle dans la cuisine. La maison était chargée d’odeurs agréables.
Son cœur battait très fort à nouveau. Les pensées les plus folles lui venaient à l’esprit, mais n’avaient pas d’impact émotionnel immédiat. Ce qui importait en cet instant – cet extraordinaire instant ! –, c’était que Ramsès était là. Un être immortel l’attendait dans le jardin d’hiver.
Elle traversa le hall pour le regarder. Il portait toujours le peignoir de bain de son père, mais avait ôté la chemise avec une grimace de dégoût devant la rugosité du tissu. La table en osier était couverte d’assiettes contenant des mets fumants. Tout en lisant l’exemplaire de Punch posé devant lui, il mangeait délicatement de la main droite la viande, la volaille, les fruits ou le pain qui lui avaient été apportés. Il y avait quelque chose de fascinant dans sa façon de manger : il n’utilisait pas les couverts, bien qu’il appréciât beaucoup les motifs compliqués de l’argenterie.
Il lisait et mangeait avec application depuis deux heures. Il avait dévoré d’incroyables quantités de nourriture, englouti quatre bouteilles de vin, deux bouteilles d’eau de seltz, tout le lait de la maison, et s’octroyait à présent des gorgées de cognac.
Il n’était pas ivre. Il paraissait même étonnamment sobre. Il avait parcouru le dictionnaire égyptien/anglais avec une telle rapidité que sa façon de tourner les pages avait ébloui Julie. Le dictionnaire latin/anglais ne lui avait pas demandé plus de temps. En quelques minutes, il avait assimilé les chiffres arabes. Seul le concept de zéro lui avait peut-être posé des problèmes. Il avait ensuite feuilleté le Oxford English Dictionary avec la même hâte, suivant du doigt les colonnes de chaque page.
Bien entendu, il ne lisait pas chaque mot. Il s’imprégnait de l’esprit fondamental de la langue. Cela, elle le comprit quand il lui fit nommer chacun des objets de la maison avant de les répéter avec un accent parfait. Il avait mémorisé le nom des plantes du jardin d’hiver – fougères, bananiers, marguerites, orchidées, bégonias, bougainvilliers. Elle avait été surprise de l’entendre répéter chaque mot sans commettre la moindre erreur : fontaine, tables, assiettes, porcelaine, argent, carrelage, Rita !
Il s’intéressait pour l’heure à des textes purement anglais et achevait la lecture de Punch après avoir jeté son dévolu sur deux numéros de Strand, sur le magazine américain Harper’s Weekly et sur tous les numéros du Times qu’il avait pu trouver.
Il étudiait chaque page avec le plus grand soin et touchait du doigt les mots et les gravures comme un aveugle. Avec la même bienveillante attention, il caressa les assiettes de Wedgwood et le cristal de Waterford.
Rita lui apporta un verre de bière.
« Je n’ai rien d’autre, mademoiselle », dit-elle en haussant doucement les épaules.
Ramsès se saisit du verre et le vida immédiatement. Il hocha la tête et sourit.
« Les Égyptiens aiment la bière, Rita. Allez en chercher immédiatement. »
Occuper Rita, c’était l’empêcher de perdre l’esprit.
Julie se fraya un chemin parmi les fougères et les plantes en pots afin de s’installer à table en face de Ramsès. Il lui montra un dessin représentant une jeune femme, œuvre du célèbre dessinateur Gibson. Julie hocha la tête.
« Américaine, dit-elle.
— États-Unis, répondit-il.
— Oui », fit-elle, étonnée.
Il dévora une saucisse, puis une tranche de pain pliée en deux tout en tournant les pages de la main gauche. Il désigna un homme sur une bicyclette et cela le fit rire.
« Bicyclette, dit-elle.
— Oui », répondit-il avec l’intonation de Julie avant de prononcer quelques mots en latin.
Il fallait qu’elle le sorte, qu’elle lui montre tout !
Le téléphone sonna tout à coup dans le salon égyptien. Ramsès se leva brusquement et suivit Julie dans la pièce. Il la regarda répondre.
« Allô ? Oui, ici Julie Stratford. » Elle boucha le microphone. « Téléphone, murmura-t-elle. Machine qui parle. » Elle lui présenta le récepteur pour lui faire entendre la voix de son interlocuteur. On appelait du club de Henry. Quelqu’un passerait prendre sa malle. Pouvait-elle la faire préparer ?
« Elle est déjà prête. Envoyez deux hommes. Faites vite, je vous prie. »
Elle saisit le fil et le tendit à Ramsès.
« La voix passe par ce fil », dit-elle. Elle le prit par la main et le conduisit dans le jardin d’hiver afin de lui montrer les fils qui couraient de la maison aux poteaux. Il était vraiment très intéressé.
Puis elle prit un verre sur la table et le plaqua au mur qui séparait le jardin d’hiver de la cuisine. Les bruits causés par Rita s’en trouvaient amplifiés. Elle l’invita à écouter à son tour.
« Le fil du téléphone conduit le son, dit-elle. C’est une invention mécanique. » Voilà ce qu’il faut faire, lui expliquer le fonctionnement de toutes les machines ! Lui expliquer le formidable bond en avant que les machines nous ont permis d’exécuter, la transformation complète de notre conception de la matière.
« Conduit le son », répéta-t-il d’un air pensif. Il revint vers la table et prit le magazine qu’il lisait. Il fit un geste comme pour lui demander de lire à haute voix. Elle lut un paragraphe traitant de politique intérieure. Il y avait trop d’abstractions, mais il se contentait d’écouter les syllabes, n’est-ce pas ? Impatient, il lui reprit le magazine et dit :
« Merci.
— Très bien. Tu apprends à une vitesse étonnante. »
Il exécuta un certain nombre de gestes, touchant son front et son crâne comme pour faire référence à son cerveau. Puis il toucha sa peau et ses cheveux. Qu’essayait-il de lui dire ? Que l’organe de la pensée avait réagi aussi vite que sa peau et ses cheveux au soleil ?
Il désigna la table.
« Saucisses, dit-il. Bœuf. Encore du poulet. Bière. Lait. Vin. Couteau. Fourchette. Serviette. Bière. Encore de la bière.
— Oui, dit-elle. Rita, apportez-lui encore de la bière. Il aime la bière. » Elle prit entre ses doigts l’étoffe de son peignoir. « Dentelle, dit-elle. Soie. »
Il émit un petit bourdonnement.
« Abeilles ! dit-elle. Exactement. Oh, tu es si merveilleusement intelligent. »
Il rit. « Dis encore.
— Merveilleusement intelligent. » Elle tapota son crâne. Le cerveau, la pensée.
Il fit signe qu’il comprenait. Puis il prit un couteau à manche d’argent et, comme s’il lui demandait la permission, le glissa dans sa poche. Il lui fit ensuite signe de le suivre et il l’emmena dans le salon égyptien. Il se planta devant une vieille carte du monde recouverte d’un sous-verre poussiéreux et posa le doigt sur l’Angleterre.
« Oui. Angleterre. Britannia. » Elle lui montra l’Amérique. « États-Unis. » Elle lui donna le nom des océans et des continents, avant d’identifier l’Égypte et le Nil. « Ramsès, roi d’Égypte », dit-elle en tendant la main vers lui.
Il hocha la tête. Mais il voulait savoir autre chose. Très soigneusement, il articula sa question :
« XXe siècle ? Que signifie « après Jésus-Christ » ? »
Elle ne savait que lui répondre. Il dormait à l’époque de la naissance du Christ ! Il n’avait aucun moyen de savoir combien de temps il avait dormi, et elle redoutait le choc que pourrait lui causer sa réponse.
Les chiffres romains. Où était donc ce livre ? Elle trouva les Vies de Plutarque sur les étagères de son père et trouva la date de publication écrite en chiffres romains, trois ans auparavant, c’était parfait.
Elle prit une feuille de papier sur le bureau, trempa sa plume et inscrivit la date. Mais comment lui faire comprendre quel était le début du système ?
Cléopâtre en était assez proche, mais elle ne souhaitait pas, pour des raisons évidentes, recourir au nom de cette reine. Un exemple lui vint à l’esprit.
Elle écrivit en lettres bâtons le nom d’Octave César. Il hocha la tête. Elle traça dessous le chiffre romain correspondant à « un ». Puis elle dessina une longue ligne droite et, tout au bout de la page, écrivit son propre nom, Julie, accompagné de la date, toujours en chiffres romains. Le tout suivi du mot latin annum.
Il pâlit. Il regarda longuement la feuille de papier, puis les couleurs revinrent à ses joues. Il comprenait, c’était évident. Il prit un air grave, pensif. Elle écrivit le mot siècle, puis le chiffre romain correspondant à cent et enfin le mot annus. Il manifesta un peu d’impatience, oui, oui, il comprenait.
Il croisa les bras et se mit à déambuler dans la pièce. Elle ne pouvait deviner à quoi il pensait.
« Cela fait longtemps, dit-elle. Tempus… tempus fugit ! » Elle se trouva embarrassée. Le temps s’enfuit ? C’était la seule citation latine qui lui revînt à l’esprit. Il lui sourit. Était-ce un cliché, il y a deux mille ans ?
Il s’approcha du bureau et lui prit la plume pour dessiner avec soin le cartouche égyptien qui comportait son nom, Ramsès le Grand. Il traça un trait horizontal et dessina un autre cartouche, avec le nom de Cléopâtre, cette fois-ci. Au milieu de celle ligne, il traça la lettre M, mille en chiffres romains, puis les chiffres arabes correspondant.
Il lui donna le temps de déchiffrer cela, puis il inscrivit sous son cartouche 3.000 en chiffres arabes.
« Ramsès a trois mille ans, dit-elle, et Ramsès le sait. »
Il lui sourit. Quelle expression était la sienne ? Triste, résignée, pensive ? Son œil s’assombrit, sa lèvre frémit. Il regarda tout autour de lui comme s’il découvrait cette pièce pour la première fois. Il observa le plafond, le sol, puis posa les yeux sur le buste de Cléopâtre. Ses yeux étaient toujours aussi lumineux, son sourire doux et agréable, mais quelque chose avait quitté son visage – une certaine vigueur.
Il se tourna vers Julie et elle vit que ses yeux étaient embués de larmes. Cela, elle ne pouvait le supporter ! Elle le prit par la main et leurs doigts s’enlacèrent.
« De très nombreuses années, Julie, dit-il. De très nombreuses années. Le monde inconnu de moi. Je dis bien ?
— Oh oui, très bien. »
Il parlait à voix basse, avec une certaine révérence.
« De très nombreuses années, Julie. » Puis il sourit et, bientôt, ses épaules s’agitèrent : il riait ! « Deux mille ans, Julie ! » Il avait recouvré toute sa vigueur. À nouveau, il regarda le buste de Cléopâtre avant de se tourner vers la jeune femme.
Elle aurait voulu l’embrasser. Ce besoin était si fort qu’elle s’en étonna. Ce n’était pas seulement la beauté de son visage, la profondeur de sa voix, la tristesse qu’elle avait décelée dans ses yeux. Il lui caressait les cheveux avec beaucoup de respect, et elle en frissonnait.
« Ramsès est immortel, dit-elle, Ramsès jouit de la vitam aeternam. »
Il émit un petit rire poli. « Oui, dit-il, vitam aeternam. »
Éprouvait-elle de l’amour pour cet homme ? Sa présence était-elle si puissante qu’elle chassait tout autre sentiment de son esprit ? Elle ne pensait même plus à Henry et à ce qu’il avait fait.
Il y eut un bruit terrible dans la rue. Une automobile, très certainement. Il l’entendit, mais ne réagit que fort lentement. Ses yeux étaient rivés à ceux de la jeune femme. Il posa doucement une main sur son épaule et la mena jusqu’à la fenêtre.
Il se comportait en véritable gentleman. À travers les rideaux de dentelle, il assista à un spectacle qui dut lui sembler fort étrange – une automobile rapide de facture italienne, avec deux jeunes gens qui adressaient de grands signes de la main à une jeune femme qui déambulait sur le trottoir. Le chauffeur actionna son avertisseur, ce son désagréable fit sursauter Ramsès, mais celui-ci continua de regarder. Il n’éprouvait pas de crainte, rien que de la curiosité, à la vue de cet engin pétaradant qui s’éloignait dans la rue.
« Voiture automobile, dit-elle. Cela fonctionne au pétrole. C’est une machine. Une invention.
— Voiture automobile ! » Il courut à la porte d’entrée et l’ouvrit.
« Non, attendez, vous devez vous vêtir correctement, dit-elle. Des vêtements, des habits.
— Chemise, cravate, pantalon, chaussures », répliqua-t-il.
Elle rit. Il lui fit signe d’attendre. Elle le vit se rendre dans le salon égyptien et sélectionner l’un des pots d’albâtre. Il le dévissa – il y avait un petit compartiment secret à sa base. Il en tira plusieurs pièces d’or, qu’il rapporta à Julie.
« Vêtements », dit-il.
Elle admira brièvement les pièces à l’effigie de Cléopâtre.
« Oh non, dit-elle, elles ont beaucoup trop de valeur. Garde-les, tu es mon invité. Je veillerai à tout. »
Elle le prit par la main et l’entraîna à l’étage. Il s’arrêta devant un portrait du père de Julie.
« Lawrence », dit-il. Il la regarda droit dans les yeux. « Henry ? Où est Henry ?
— Je m’occuperai de Henry, dit-elle. Le temps et la cour de justice… judicium… le tribunal le jugera. »
Il indiqua qu’il n’était pas satisfait de cette réponse. Il sortit le couteau de sa poche et passa son pouce sur le tranchant.
« Moi, Ramsès, je tuerai Henry.
— Non ! dit-elle en portant la main à ses lèvres. La justice ! Le droit ! Nous faisons confiance à la justice… Quand l’heure viendra…» C’en était trop pour elle. Les larmes lui montaient aux yeux. Henry, qui avait dépouillé son père de son triomphe… « Non ! » dit-elle alors qu’il tentait de l’apaiser.
Il posa une main sur sa poitrine.
« Moi, Ramsès, je suis la justice, dit-il. Roi, juge, tribunal. »
Elle renifla et essuya ses larmes du revers de la main.
« Tu apprends très vite les mots, lui dit-elle, mais tu ne peux tuer Henry. Je ne pourrais vivre si tu tuais Henry. »
Brusquement, il lui prit le visage entre ses deux mains et, l’attirant à lui, il l’embrassa.